Une rencontre avec Marcel Gauchet
Le Nouvel Observateur, n°2035, 06/11/2003
Propos recueillis par Aude Lancelin
Dans un livre d’entretiens passionnant, le rédacteur en chef du «Débat», auteur du «Désenchantement du monde», revient pour la première fois sur son parcours intellectuel. Aude Lancelin interroge ce grand historien du présent sur notre époque en crise.
S’il est vrai que le narcissisme, la déréalisation grandiloquente et l’incapacité à placer une épaisseur temporelle de plus de dix ans entre l’événement et soi sont les plaies de l’intellectuel français, alors Marcel Gauchet est décidément un cas très à part. Fondateur de la revue le Débat avec Pierre Nora, ce philosophe politique des religions est pourtant devenu en quelques années une voix très écoutée en France, au point de susciter certains grincements de dents. Ainsi aura-t-on la surprise de découvrir son nom dans «le Rappel à l’ordre» de Daniel Lindenberg, entre ceux de Sorel et de Maurras. «Nouveau réactionnaire», Marcel Gauchet? Autant avouer ne jamais avoir ouvert son œuvre, où l’analyse des dérives du progressisme n’a jamais débouché sur une esthétique du déclin ou des rêveries de carton-pâte souverainistes. Où la critique aiguisée du conformisme novateur et marchand s’est toujours accompagnée d’un refus des positions antimodernes, notamment inspirées de Heidegger. La Condition historique retrace aujourd’hui son parcours, depuis l’Ecole normale d’instituteurs de Saint-Lô jusqu’à la rédaction en chef de la «NRF» des idées. Dans ce livre d’entretiens, Marcel Gauchet revient en profondeur sur la «gueule de bois théorique» de l’après-68. Sur ses liens avec Lefort et Castoriadis, et sur cette rupture avec l’imaginaire de la radicalité subversive, qui le conduira à la fin des années 1970 du gauchisme à une position de «démocrate conséquent». Le fil rouge de cette œuvre? L’irréductibilité du fait politique aux causalités économiques. Un postulat qui l’aura gardé des délires maoïstes autant que du PC, bien avant que l’antitotalitarisme ne tienne le haut du pavé parisien. Pour autant, Marcel Gauchet ne renoncera jamais au concept de lutte des classes. Ainsi avertira-t-il, dès le début des années 1980, du danger consistant à ériger les minorités ethniques ou sexuelles en prolétariat de rechange. Au fil de réflexions passionnantes sur l’origine du monothéisme, Marcel Gauchet, «pessimiste à court terme et optimiste à long terme», évalue dans ce livre la crise actuelle des démocraties à l’aune de révolutions spirituelles millénaires.
Le Nouvel Observateur. – Nous vivons actuellement une crise majeure de la démocratie, expliquez-vous dans ce livre. La seconde depuis l’ère des totalitarismes. Qu’entendez-vous par là?
Marcel Gauchet. – Les symptômes, chacun les connaît. Désaffection vis-à-vis du processus politique. Phénoménale perte de confiance vis-à-vis des institutions. Rapports entre gouvernants et gouvernés extrêmement contentieux. Sentiment d’impuissance totale. On l’impute généralement à la mondialisation, aux nouvelles technologies, à la financiarisation. Cela ne suffit pas. La crise a des raisons internes. La récurrence du phénomène comporte à cet égard de précieuses leçons. Paradoxalement, la crise actuelle est liée, comme la précédente, à une grande poussée du principe démocratique. C’est ce qu’on observe à la fin du xixe siècle, et qui culmine dans les années 1930, avec l’avancée du suffrage universel. Cela va donner l’ère des masses, des propagandes politiques et des idéologies extrêmes. A bien des égards nous vivons une situation analogue sur le fond. La crise présente de la démocratie est fille de la grande vague de démocratisation qui déferle depuis les années 1970. Les dictatures qui subsistaient sur le sol européen se sont toutes écroulées. A l’intérieur même de nos sociétés, il y a une forte pénétration de l’esprit démocratique. Le style autoritaire est partout battu en brèche par les valeurs de liberté. La meilleure illustration en est l’émancipation des femmes et des jeunes. C’est la libération des individus qui met en échec le pouvoir collectif.
N. O. – Crise de croissance donc, il n’empêche que votre comparaison avec les années 1930 n’a rien de très rassurant. Quelle est la spécificité de la crise actuelle?
M. Gauchet. – Je vous rassure, la comparaison est là pour faire ressortir les différences. Ce qui est remarquable c’est qu’à partir d’une même source on aboutit à des manifestations opposées. La première crise avait conduit à une montée aux extrêmes, au développement de contestations radicales de la démocratie. L’époque était à l’action collective; elle était imprégnée de l’idée de révolution; l’ambiance était à la surpolitisation et à l’activisme. Aux yeux de beaucoup, les régimes libéraux et bourgeois paraissaient condamnés. La situation actuelle est rigoureusement l’inverse: la manifestation centrale de la crise de la démocratie, c’est la fuite des individus devant la politique. S’il subsiste des extrémistes, ils n’ont plus grand-chose à voir avec leurs ancêtres fascistes ou bolcheviks. En revanche, nous assistons à un évidement impressionnant du sens du collectif.
N. O. – Ce qui frappe tout de même dans la période actuelle, c’est le discours massivement répandu du déclin, de la France qui tombe, etc. Sa noirceur vous semble-t-elle justifiée ou à courte vue et plutôt complaisante?
M. Gauchet. – L’esprit du temps est habité par une authentique inquiétude. Elle puise à plusieurs sources, en fait. Le thème politique du déclin français en représente la partie de surface, avec, plus largement, le sentiment de l’impotence sénile de l’Europe. J’attache plus d’attention à ce que je lis chez certains écrivains, qui va plus profond. Je suis frappé par leur ton apocalyptique, au sens fort, au sens biblique. C’est un catastrophisme anthropologique qu’on trouve chez des auteurs comme Houellebecq, Muray ou Dantec. Ils mettent le doigt sur une rupture majeure, dont ils offrent une photographie saisissante. Je crois leur perception fondée. J’en tire d’autres conclusions, en replaçant le phénomène dans une perspective historique. Ce n’est pas la fin du monde. Ce n’est pas non plus la fin de l’histoire. J’apprécie au plus haut point les descriptions de la «post-histoire» contemporaine que donne Muray. Elles sont d’une vérité hurlante. Mais cette post-histoire ne me paraît être que l’illusion d’optique d’un moment de l’histoire. Nous sommes en plein dedans. Elle nous dépasse tellement que nous ne la voyons plus. Il y a une particularité des sociétés européennes, de ce point de vue, qui tient à l’ampleur de la détraditionalisation qu’elles connaissent. C’est une différence importante avec les Etats-Unis. Leur ultramodernité technique ne les empêche pas de rester socialement plus traditionnels. La nation, la religion, les communautés locales, la famille y gardent une vitalité qu’elles n’ont plus en Europe. Il y a de quoi avoir l’impression, de ce côté-ci de l’Atlantique, que le sol se dérobe sous nos pieds.
N. O. – Depuis quelques années, le procès de Mai-68 bat son plein. Le rôle de déclencheur majeur que l’on attribue à cet événement dans la crise actuelle de toute autorité n’est-il pas assez extravagant?
M. Gauchet. – Evidemment. Cette démonologie de Mai-68, vu comme source de tous les péchés, est absurde. Mais elle n’est que le renversement de l’hagiographie fabriquée dans un premier temps par les gauchistes «qui ont réussi». Ce sont eux qui ont commencé par exagérer la signification de l’événement en positif. Le symbole une fois installé, il était facile de le déboulonner. Il faut redonner ses justes proportions à l’événement. Elles sont plus modestes. Sociologiquement, l’année décisive c’est 1965. Mai-68 a été le télescopage d’un dernier éclat du romantisme révolutionnaire avec le mouvement de libéralisation des sociétés en profondeur. La France s’est offert un ultime frisson épique avant de rejoindre le courant général des démocraties libérales. C’est de celui-ci que naissent nos problèmes, pas de 68!
N. O. – Avec le recul, qu’est-ce qui s’est joué autour de l’affaire des «nouveaux réactionnaires»?
M. Gauchet. – Cette affaire a relevé du débat interne de la gauche. Que faire par rapport à certains phénomènes embêtants? Faire taire ceux qui en parlent ou s’en occuper? A l’arrivée, elle a précipité la mise à la une de ce que la dénonciation était supposée conjurer. Il n’y a plus personne aujourd’hui, même parmi les représentants de la vieille garde, pour nier qu’il y ait un problème, mettons, de l’individualisme contemporain et de ses effets. Les prétendus «nouveaux réactionnaires» ont juste défini les questions avec lesquelles les progressistes vont avoir à se colleter.
N. O. – Vous décrivez dans ce livre la «pathologie de la désappartenance» dont souffrent nos sociétés, et pointez notamment l’émergence d’un «individu pur, ne devant rien à la société, mais exigeant tout d’elle». Comment s’y prendre pour recréer politiquement du lien social?
M. Gauchet. – L’action politique est la plus terrible qui soit aujourd’hui. Mais elle n’est pas impossible. Je ne crois pas à la décadence fatale. Contre les thèses déclinistes, il faut compter sur les contradictions au milieu desquelles nous évoluons. Prenez la crise de l’autorité: elle va de pair avec une demande d’autorité. On n’a jamais autant demandé aux politiques qu’on rejette. Désappartenance, désaffection, désertion, tout cela est vrai. Mais, en même temps, jamais nos contemporains n’ont été aussi peu capables de solitude. L’incivilité gagne, alors que l’altruisme théorique est au pinacle! Le fond de l’époque n’est en rien nietzschéen. Si vous dites «que le meilleur gagne» devant des ados d’aujourd’hui, pourtant tous d’un individualisme farouche, ils seront indignés. Les valeurs sont donc parfaitement admises en principe, c’est leur traduction pratique qui fait problème.
N. O. – Mais comment expliquez-vous des attentes aussi contradictoires?
M. Gauchet. – Ce sont des choses dont l’ajustement était assuré par des mécanismes hérités de l’âge religieux. Avec la dissolution de ces derniers, tout part dans tous les sens, mais les composantes sont toujours là. C’est le travail d’articulation qui manque. D’où l’impression d’être dans un monde chaotique, aberrant. Les gens sont de plus en plus conscients de ces contradictions. C’est un facteur potentiel de changement important. Regardez le système d’enseignement. Les tensions qui sont en train de le détruire deviennent visibles. Quand leurs conséquences vont toucher l’économie, ce qui est l’affaire de quelques années maintenant, il ne sera plus possible de les ignorer. Il faudra bien les prendre de front. C’est de cette façon que nous allons être obligés de sortir de l’incohérence, secteur par secteur.